Wolé Soyinka est le premier écrivain africain noir à avoir reçu le prix Nobel de littérature, en 1986. Nigérian né en 1934, Wolé Soyinka est un auteur dramatique fécond .
Parmi ses pièces les plus connues :’La danse de la forêt’ (A Dance of the Forests 1960), ’Les gens du marais’ (The Swamp Dwellers, 1958), ’Les tribulations de frère Jéro’ (The Trials of Brother Jero, 1959), La route (The Road 1965) jusqu’à ’Baabou roi’ (King Baabu 2001).
Il est également auteur de romans comme ’Les Interprètes’ (The lnterpreters 1964) ou, plus récemment, ’Cet homme est mort’ (The Man Died) et ’Une saison d’anomie’ (Saison of Anomy’ 1972)
et de poèmes.
***
Vision Arrangée
[publié dans RN 04 en mars 1992, texte original en anglais-Nigeria traduit par Étienne Galle]
Cédant aux contraintes des ans
Le poète une fois encore tente la compétence de l’oculiste.
Commence le test du tableau. Un œil
Se plie à toute l’épreuve sémiotique. L’autre
Brouille les points, viole la simple arithmétique.
L’esprit ne totalise que ce qu’il analyse
Mais repère le moucheron rampant sur la lentille.
Puis vient le test de lecture. 'Essayons ce panneau
Voulez-vous ? Prenez donc la ligne du haut.'
L’œil dévoyé au mieux discerne
Un délicieux alphabestiaire. 'K'
Exhibe des ailes, 'R' agite une queue touffue,
'H' pointe des andouillers, 'F' est une licorne.
Des oreilles de lapin ornent le simple 'U', des pis
Pendent du ''W. 'C' s’est depuis longtemps refermé,
Il pense aux anneaux 'O' coupables, 'Ma vision bondissante
Serait-elle condamnée à s’écraser ? '
L’œil gauche se vante de lire d’un seul coup
Toute la ligne du bas en petits caractères
Mais trouve que la page, de près,
N’est qu’un stupide gribouillis d’hiéroglyphes !
Le docteur grimace et se tire la lèvre.
Son investigation flaire un piège.
“Ce sont bien tous les deux vos yeux ?
Je ne connais pas de greffe totale de l’œil.”
Son soupir en dit long. Il annonce au poète
Ce que d’autres cabinets ont depuis longtemps découvert :
'Myope d’un œil, hypermétrope de l’autre.'
Le poète attend. Comme de juste vient l’explosion :
'Mais non dans les limites qu’on peut dire normales !
Une légère différence, cela se trouve, mais ça,
Monsieur, ne peut venir que de deux paires d’yeux différentes ! '
Les mollets amaigris et la tête chenue
Aurai-je l’air différent en monocle ?
Le poète espère pouvoir imposer son veto
Aux intentions de l’oculiste.
'Je déteste les doubles foyers ! ' Le docteur
A le rire amer. 'Votre cas, monsieur, échappe
Aux doubles foyers? Seigneur ! Croyez vous que je passe
Trois heures sur chaque client ? Avec des yeux comme les vôtres
Personne ne ferait ses affaires. Loucher
Aurait un sens. Vos yeux en effet, monsieur,
Se font la guerre. Ils se réconcilient
À certains intervalles magiques. Ne me demandez pas comment !
Ce sont vos yeux et non les miens. Du moins le dites-vous.'
Un bref grognement railleur réaffirme son doute.
Intervalles magiques. La maladie se console.
Il n’est plus seul comme excentrique optique.
'Cela sonne poétique', se dit-il. 'Se réconcilient
À intervalles magiques ? Tous les autres cabinets
Diagnostiquent une misère. Aucun encore
N’a trouvé de vertu à ma croix visuelle.
Vous, vous lui donnez l’air d’une vision poétique.'
La voix du bon docteur se tend. 'Ma croix à moi, monsieur,
est de trouver l’ordonnance qui convienne à vos yeux.
Myopie, astigmatisme, ces modes de vision
Figurent dans mes registres. Mais il n’y a pas de vision poétique !'
L’interphone le rappelle aux clients
Qui attendent. Epaules avachies, il me murmure :
'Revenez demain. J’aurai peut-être découvert
Un autre avis. La secrétaire vous trouvera un créneau
Je l’espère. Un créneau ? Il m’en faudrait trois
Ou cinq. Il me faudrait sans doute
Vous consacrer la matinée. Oui,
Un autre avis. Deux têtes valent mieux qu’une.'
Il y a dans son rire, se dit le malade, quelque chose
D’égaré. 'Ah ! ah !… deux têtes… Ah ! dans votre cas
C’est bien cela ! Deux paires d’yeux, la réponse idéale…
Seize combinaisons. Cela devrait comprendre
Tous vos intervalles magiques.'
Apercevant la passion expérimentale derrière
le froid regard antiseptique du docteur,
Le malade s’enfuit du cabinet pour ne plus revenir.
Il erre aujourd’hui par les rues, survivant
De sa propre ordonnance :
Un couvre-œil de soie arachnéen
Sorti du métier enchanté qui tissa
Les images des Nouveaux Habits de l’Empereur
Et pour l’autre œil, un prisme occulte
Ralliant la profusion des signes en un élan lyrique
Parcimonieux, échelonné, à intervalles magiques.
Wolé Soyinka
[in 'Mandela's Earth and other poems', Édition Ibadan, Nigeria]
***