par Jean-Claude Fignolé
Le temps irréel ! Avancée de mots aux sonorités affligées qui élisent déjà la tristesse de l'histoire. Le temps figé ! Une mascarade de noms scandant l'imposition et sacralisant le pervers sinon l'odieux regard de l'autre. Le temps meurtri ! La marche lente de soi vers soi, dans l'écartèlement et dans l'ivresse (l'épouvante apprivoisée) lorsque la terre gronde, tremble, craque et que dessus sa béance, telle innomée blessure, des vents jubilatoires assaillent le sommeil nu des mornes. Alors le cri : Caraïbe !
J'atteste ici les monticules auxquels la lave des volcans a tressé un destin insensé. Etre plus de mer que de terre. N'être que poussière, écaille, écume. Parce que l'eau a gardé la mémoire des origines, l'Océan à jamais à fixé les bornes et décidé la référence : Caraïbe, continent liquéfié, martelé de points d'ancrage, les Iles. En vis à vis, quelques ports de lumière accrochent, paquebots désarmés, leurs bastingues à je ne sais quel rêve échoué de l'autre côté de la vie. Veracruz, Colón, Carthagène, Maracaïbo, inlassablement orchestrent leurs légendes dorées.
Tant de saisons d'absence !
Des Iles aux ports, l'Elan. L'Appel. Toutes ouvertes. Tendues vers. Un besoin inavoué de rompre. Dériver. Aux bords mystérieux de quelles attentes ? De quelles désespérances à nommer solitude ? Par nécessité, imaginée choix, les îles organisent l'errance et l'imaginent passage. Façon de sublimer l'impuissance face à l'intempérance de la nature et de l'histoire. Aussi vivre articule-t-il ses pulsions autour de la symbolique contradictoire des isthmes et canaux. Ce qui sépare et ce qui relie. Le Vide. Or la peur du vide. Vivre, en Caraïbe, c'est essentiellement gérer l'angoisse. S'éparpiller.
Las ! Réussir la géographie comme une particularité géologique. Cassures, failles, essaiment, arrimant la tourmente des Iles et des profondeurs d'abysses ; poussent, excroissées, érigent des clivages (le mot anglais clift drossé à l'humour mitoyen des vents et des vagues) à des hauteurs impossibles ; étirent lignes, arrondissent formes qui s'évanouissent de la course échevelée du temps. On chercherait vainement un point d'équilibre autour duquel assembler l'espace. Pour nier le vide. De quelque côté que l'on tourne les regards, la Caraïbe est éclats. De sueur et de sang. Postés du fini de la terre à l'infini du ciel. Montés du Sud au Nord, si ce n'est l'inverse, voguant, indéfiniment tournés vers l'ouest. Eternel et vain éloignement du silence ! Une imposture (la mer cernée de terres or l'enclos ouvert) force à la double illusion du pourtour et contour. Ainsi l'imagination oblige à des référence qui piègent le réel : chapelets d'îles en autant d'archipels. Chapelets ? Comme pour tracer à l'avance à la Caraïbe un destin autre que celui de subir les colères de la tectonie. Crucifiée ! Le vent, porté par la scansion de l'histoire, convoque la parole aux lieux même du silence.
Nulle part la géographie ne s'est mieux accordée à l'histoire. Le tragique éparpillement de la terre appelle de ses vœux la dramatique dispersion des hommes. Venant d'où ? Venus où ? Echoués ! Les premières migrations défient les mémoires de l'enfance. Peuples Natifs ? Plutôt un flux circulaire dont on ne sait d'où il vient, où il va. Sauf ici et là quelques haltes qui, même prolongées, ne présument pas la fin du voyage. Or la Horde, un jour, porteuse de 'bannières et de bénédictions'. Ivre d'un rêve héroïque et brutal, comme a dit Hérédia. Et puis l'Afrique avec ses mélopées qui plantèrent sur tout le pourtour l'espoir douloureux d'une race. Enfin l'Orient, le moyen et l'extrême, aux prises avec les mutilations de l'Histoire et cessant d'être éligible aux fastes d'un passé millénaire.
Si pour les uns, européens puis asiatiques, l'espérance avait un nom, pour les autres, natifs et africains, l'enfer n'était plus une fable. La ligne d'arrivée départagea, en Caraïbe, les souhaits et les contraintes. De l'enrichissement fou à la paupérisation absolue. L'Histoire s'est érigée sur des tensions, impulsant une dynamique de la contradiction qui, pesant sur le destin des Iles, a bâclé la rencontre des races. Et des peuples. Engagée depuis cinq siècles dans une permanente confrontation avec elle-même, (les conflits ethniques occultant la lutte des classes) l'Histoire sans cesse récuse le vœu de la même turbulence qui, les disposant en arc de cercle, leur imposé un destin définitif : Assumer le fermé pour mieux mettre l'ouvert. C'est-à-dire l'Ailleurs. Et de façon plus symbolique, l'Absence. Ce qui n'est pas ici. Ce qui n'est plus là. Thème à rêverie, par excellence ?
Les turbulences de l'Histoire attendent par contre d'accoucher de la vision unique d'un destin. Prétexte sans aucun doute à fantasmes. Difficulté d'assumer l'ouvert ? Sans doute. Parce qu'il s'est avéré que le Castrisme n'a pu être la réponse appropriée (briser le cercle étroit de dépendance) face aux rigueurs de l'Histoire, les nécessités de vivre au quotidien invoquent, ici et là, des pratiques convergentes qui interpellent dans les Iles et sur le pourtour continental les choix de société. Les affinités langagières poussant nécessairement à une concentration des moyens et des efforts dans un lieu unique d'existence. De la confrontation des races, (le passé simple) à la confrontation des potentialités (le futur simple), le choc des cultures. Non pour aggraver les différends mais pour affirmer et assumer ensemble la différence. C'est-à-dire postuler la relation et l'échange. S'ouvrir. Partager. La dialectique du fermé et de l'ouvert.
Une probable sinon possible civilisation caraïbéenne, estampillée du goût de la fête (l'insouciance, tel art de vivre !) provoque les races et les peuples à rompre avec eux-mêmes. Tous ces départs, éprouvés dans l'arrachement et le cri - maints horizons dilués dans les larmes - hérissent les arrivées dans l'appropriation des aires de cultures. Nous voici désormais face à face dans les creux-creuset des Iles. Obligée de taire les rancœurs de l'histoire, l'existence quotidienne, celle du cri dévoyé (l'étonnement), appelle à nous re-connaître. Penchés aux bords de son miroir, la mer recompose nos êtres déracinés et les voue au ressouchement, qui n'est point ressourcement, par le cri, autant de départ que d'arrivée, fécondant. La mer, une nouvelle matrice Originelle. Caraïbe, notre mère. Avons-nous d'autres origines que les frasques des vents et de cette terre en gésine engrossée... par l'Histoire ?
Peuples venant, peuples venus. Peuples noués ! lors même que l'appel du grand large nous soumet à toutes tentations et que le vœu de départ, installé dans les plis de notre mémoire, répond trop souvent à la fascination de l'Ailleurs. Traversées aventureuses par quoi la quête de la vie ose parfois se confondre avec la quête de soi.
Certainement nommer là le drame de la Caraïbe : la problématique identitaire. Tant de races, tant de peuples échoués, regardant vers eux-mêmes et pourtant sur les autres le regard hautain et haineux de l'Histoire. Les voies d'enracinement s'effraient d'enregistrer les voix des sirènes, quand nos pas nous détournent de nous-mêmes. Revendiquer toutes identités qui ne soient pas caraïbéennes. La mer, notre mère, en est singulièrement chavirée, qui interroge : Mer intérieure ? Fermée. Où les multiples pulsions de refus créent les nécessaires conditions d'implosion. Mer intermédiaire ? Ouverte. Sur des tentations plurielles. Les deux Atlantiques, l'européenne et l'africaine, le Pacifique et l'Orient lointain, au travers du Canal qui demeure notre inaltérable déchirure. Une fuite du vide. Mais pourquoi pas Mer convergente ?
Tous les chemins du monde nous mangent dans la main, citait, en un moment d'éblouissement, Saint-John Perse qui rata d'être le héraut d'une authentique identité caraïbéenne. La conscience que nous avons de nous-mêmes n'est jamais celle de l'autre. Indien. Européen. Africain. Asiatique. Pourquoi pas Caraïbes ? La double tentation d'être (l'être ici nous empêchant assurément d'être là, d'être-le-là de Heidegger) nous commande à tout instant à nous situer. A nous définir. Parce que notre Etre profond nous échappe, les exigences de l'Histoire ont déterminé dans l'aire caraïbéenne une personnalité schizophrénique qui s'éprouve et s'exalte dans la création. L'art collectivement vécu comme une façon autre d'être au monde. Il en est résulté un sens du tour et du détour par lequel nous marronnons avec délices et notre être et notre réel. Barocco. Une manière autre aussi de voir le monde. De parler les autres.
Au niveau littéraire, cela se manifeste par une lésion de la parole qui dit ce qu'elle veut dire. De façon profuse. Pour ne pas avoir à médire ce qu'elle mal entend. Entre la géographie et l'histoire, écoutez les crevasses, les failles, les blancs et les fuites. Une polyphonie de l'errance et de l'errement qui revendique de localiser toute action, hors de 'l'Ego transcendantal' de Husserl, dans un site privilégié, celui du dire, impliquant le tout exprimé, qui s'affirme comme une manifestation de l'émergence de l'ouvert. Débridée. La symbolique d'un monde en attente. D'un monde en souffrance. Il arrive parfois que la parole, en quête de normalité, refuse le baroque. C'est pour dérailler. Entendez qu'elle ne s'égare ainsi, pour répéter Oury, d'autre lieu que du symbolique. D'autre aire que d'elle-même. Pour être en avant de soi et construire son intemporalité, elle choisit de ne plus être le lieu de questionnement d'un rapport avec l'œuvre. Elle dés-identifie. Désincarne. Classique. Or…
Il n'est vraie parole en Caraïbe que la schizophrénie. Il n'y a qu'à écouter les discours politiques (quand l'Histoire s'écrit au présent) pour s'en convaincre. Le verbe se de-structure, perd sa cohérence, se substitue à l'acte, auto-pouvoirise et, par le biais du transfert, endosse la capacité de faire. On aboutit à une sorte de mythification de l'agir qui détermine de façon retorse, rituelle, incantatoire, une poétique de l'impuissance. De l'incapacité. La politique, avec elle une littérature obligée, devient le lieu certain des fantasmes. La parole délirante donne tout projet comme réalisé et non comme simple possibilité. L'à-vivre sombre dans le rêvé, fixant la morbidité comme espace de créations dans une redéfinition libre et ouverte de l'Art de la Vie. La Caraïbe en marge. La Caraïbe en vrac. Dissociée, dispersée, éparpillée, elle recompose son être dans la danse, la musique, les contes, les couleurs. Au grand contentement des amateurs d'exotisme heureux de l'enfermer dans une singularité qui la force, quand le soleil danse dans sa tête, à jouer l'Art contre l'Histoire.
Caraïbes ô ô ô !
Par la politique, le cri diverge. Par l'Art, dire multiple et diversifié, le cri réfracte. Stipulé. Hors fonctionnel. Chant du vide éclaté. Les Iles émergent dans un espace qui, à partir du non-assemblé (ce que la géographie ne peut plus rassembler), donne à retrouver. Ce n'est pas à proprement parler un espace. Un lieu. C'est plutôt une disponibilité. L'attente… Je songe à Héraclite : 'Si on n'attend pas, on ne découvrira pas le hors-d'attente qui est chose introuvable et vers quoi il n'y a pas de passage'… Voilà formulé de façon précise le diagnostic du mal (?) Caraïbe. Les Iles ont développé, de mémoire vive, une pathologie de l'attente. A un double point de vue. Une attente passive, celle de la géographie et du temps replié sur lui-même : le terre en souffrance. Une attente active, celle de l'histoire et du temps ouvert. La terre 'gestée', envisageant l'avenir comme possibilité, commande de bousculer le passé par l'irruption d'un présent qui, en 1492, était déjà devenir. L'attente inscrit le hors d'attente, entendons la créativité, dans la double dynamique de la révolte et du rassemblement. Une exigence : le révolte pour le rassemblement. Autrement dit la détermination d'une communauté d'existences pour la mise en œuvre d'un destin commun. De fragments en fragments les Iles se recomposent et composent, d'œuvres en œuvres, l'Epos, chant unique par lequel s'exalte la nouvelle poétique (politique) de la liberté. La poétique du Nous.
D'un bord l'autre de la Caraïbe, l'Art confondu avec la politique, exulte du chant d'un monde à faire. Gratifier l'Epars. Exulte du chant de l'homme à naître. Maîtriser l'Unique. La parole, en attente d'elle-même depuis toujours, raconte pour elle seule les histoires qui la réalisent. N'est-ce pas symptomatique de ce que Freud appelait le refoulement originaire ? La littérature, dépassant ses propres pulsions, procède à un déplacement de ses champs, substitue roman, poésie, théâtre, cinéma de l'Histoire, celle que vivent les autres, ou plutôt, expression du temps libéré, éclaté, annexe de l'histoire, vole ses certitudes, les transmue et, s'articulant autour de l'oubli (la mémoire recluse), se métamorphose signification de ce qui est déjà signifié. On retrouve là, selon la belle formule de Lacan, la Métaphore Primordiale, quand la littérature, rebelle par essence au temps, investit complètement le présent en devenir de la Caraïbe. Pour continuellement se tisser et, partant, tisser, retisser les relations de soi avec l'Histoire. Développant comme une 'pathologie de l'Etre avec les autres.'
D'un écrivain à l'autre, la schizophrénie comme moyen de libération. A travers une typologie du langage systématisé, au même moment (les années 60-70), par le mouvement 'La Onda' dans un Mexique hanté par ses rivages caraïbéens à travers l'apprentissage du rôle de puissance périphérique, et par le 'Spiralisme' dans une Haïti qui expérimente sous la dictature toutes les subtilités du non-dit. Ailleurs, dans la même mouvance, Jaime Diaz Rozotto (Guatemala), Garcia Marquez (Colombie) revendiquent l'espace de création, et le dire qui l'occupe, comme une spirale expansive. Infinie. Toujours la dialectique du fermé et de l'ouvert. Tendu entre le Mythe et l'Histoire (la critique occidentale aura parlé de réalisme merveilleux, reprenant ainsi la formule de l'écrivain haïtien Jacques Stephen Alexis qui a manqué de saisir la dimension schizophrénique du vécu antillais : le réel dissocié, appréhendé à la fois comme réel et comme entorse à lui-même), ballotés entre le désir et son objet : écrire l'existence qu'on n'arrive pas à refaire par la politique (Freud n'est pas loin), les écrivains, de Carpentier à Césaire en passant par Fuentes, Glissant, Asturias etc inventorient le malaise et le mal être de l'Histoire - rupture de soi avec soi - pour pro-jeter leur Etre au Monde. L'inévitable quête identitaire amène, singulièrement, un Carlos Fuentes simplifiant à considérer chaque mexicain comme schizophrène et invite, généralement, la Caraïbe à souder la faille intérieure dans laquelle l'Histoire plonge ses destins. Nous célébrant êtres à partager. Etres partagés. Différents. Installés dans la différence, sans réelle possibilité d'établir une cohérence (tentation et difficulté de l'ouvert propres aux schizophrènes), la plupart des gens de lettres aboutissent à éprouver la différence en situant leur être dans une entreprise de Mythification de l'Ecriture qui accouche d'un projet répétitif : libérer la géographie et l'Histoire. Parvenir ainsi à la libération de soi. Incapables d'assumer l'Histoire en marche sinon par la provocation et le détour, porteurs de rêves qui demeurent d'éternels avant-projets pour les peuples, s'obligeant à se définir (donc à se culpabiliser) par rapport à ces peuples, certains écrivains se lancent dans une fuite en avant qui devraient les conduire à amputer leur moi, car voulant tuer en eux l'autre part d'eux-mêmes. L'Indianité face à l'Hispanité, mais… l'Indigénisme ou encore sa formulation récente plus agressive sans être pour autant plus combative, la créolité contre la Francité, pour cause… Le Black Renaissance, version colorée West Indies, contre l'arrogance impériale anglo-saxonne, voir… L'Antillanité contestataire ! Eparpillée dans une même chimère.
Se chercher. Se retrouver ? Se découvrir ? Toujours éclater. Inlassablement rassembler ses morceaux : Une permanente disponibilité. Pour un pari. Car, ce qui compte finalement, ce n'est pas de se refaire pour se composer une personnalité, telle, autre, mais de s'inventer. En inventant l'Avenir. Simplement inventer son avenir. Etre par rapport à l'Histoire, tel passé défini. Entre l'Action et la Création. Plutôt de l'une à l'autre. Faire le saut. Combler le vide. Perversion ou inversion (?), s'induire à vivre la Politique comme projet et à réserver l'Ecriture pour seule Présence au Monde.
D'Octavio Paz à del Paso, en nommant Depestre, Frankétienne, Chamoiseau, Naipaul (oui Naipaul qui choisit d'aller cloîtrer dans l'Ile au dehors la tragédie de l'écartèlement des Iles. Par refus ou par impossibilité d'identification), on n'en finit pas avec la tentation d'être double - être ici, être là - et la politique interpelle la littérature à des niveaux où l'idéologie parfois fait échec au dire. Vivre le rêve, rêver la vie. Maximin, Philoctète s'esclaffent, tiraillés entre 'leur part de vie vécue et leur part de vie rêvée'. La politique, en Caraïbe, apparaît à tout jamais comme l'endroit et l'envers de la littérature dont la fonction serait d'assurer l'à-vivre. L'éternité au quotidien. Donnant son rythme au présent intemporel, la Littérature monnaye dès lors la permanence du dit comme un interminable 'futur antérieur'.
Entrés dans le temps vivant, (la politique ou le présent progressif de l'histoire) et par le rêve vécu, (la littérature ou l'impossible réel) se perdre et se sauver à la fois. Vous avez dit Schizophrènes ?
Au plus haut du cri, Caraïbe ! Caraïbe ! Caraïbe ! Oh !
***
par Jean Claude Fignolé, février 1992, Haïti
(publié dans le magazine Revue Noire RN06 Caraïbes vol.I, septembre 1992)
Jean-Claude Fignolé est né en 1941 à Jérémie (Haïti), décédé en 2017 - Fondateur, avec Frankétienne et René Philoctète du mouvement littéraire le 'Spiralisme'.
Il a publié deux romans : 'Les Possédés de la Pleine Lune' (1987) ; et 'Aube Tranquille' (1990) - aux Éditions du Seuil, Paris.
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