Où va le Vent

'L'image va où le vent'

 

entretien avec Djibril Diop Mambety

(cinéaste sénégalais chef de file du 'nouveau cinéma africain urbain')

 

par Simon Njami

 

 

SIMON NJAMI - Interroger le cinéma pour parler de la photographie était une folie. Plus grande folie encore était d'interroger Djibril Diop Mambety, le cinéaste qui montre une autre Afrique en inventant un autre rythme, une autre image, un autre propos que ceux attendus, le cinéaste que ses admirateurs désespéraient voir tourner à nouveau : presque vingt ans ont passé entre ses deux films cultes - Touki Bouki et Badou Boy - et son dernier film - Hyènes adapté de La visite de la vieille dame de F. Dürrenmatt - dont il finit le montage. Nous n'avons pas été déçus ; nous cherchions ce que nous voulions trouver : laisser la parole autour de la nature de la photo et ne pas chercher à la pénétrer. Laisser la parole se promener au gré du vent, puisque seul le vent...

 

© photo Pierre Verger, Voiles de bateaux dans le port de Belem, Brésil ca. 1946
© photo Pierre Verger, Voiles de bateaux dans le port de Belem, Brésil ca. 1946

 

DJIBRIL DIOP MAMBETY - Tout me destinait à faire du cinéma mais ma propre démarche ne me destinait pas à être un professionnel du cinéma. Et si je n'ai pas fait de film coup sur coup c'est parce que, vraiment, je n'en ai pas eu envie. De même que ce n'est pas le milieu du cinéma qui m'a causé des problèmes pour faire de nouveaux films. Un jour, je me suis presque culpabilisé : je me suis dit que j'aurais dû faire plus de films. Mon désir profond était, et est toujours, de continuer le western que j'ai vu dans mon enfance. C'est ça qui m'a amené au cinéma. Mais ce n'était pas pour raconter des histoires... Ce qui m'en a détaché un temps, sont des priorités sur un plan autant personnel que social. Et quand on voit la façon dont nous sommes distribués en Afrique, on se dit que le cinéma n'est vraiment pas le meilleur moyen de s'adresser à son peuple.

 

 

SN - J'écris mon testament depuis l'âge de sept ans.

 

DDM - Je ne suis que littéraire, mais j'ai la flemme d'écrire. Mes derniers instants seront consacrés à la rédaction d'un testament. Je l'écris d'ailleurs depuis l'âge de sept ans. Depuis le jour où j'ai rêvé mourir. Et c'était doux. C'était chez ma grand-mère. Il y avait une grande volée de marches dans un escalier. Je tombe dans les marches. Et puis, un souffle de vent frais, frais : c'est là que je suis mort. Au nom de Dieu. Mourir en respirant. Mourir par la respiration. Je jure que je l'ai fait. C'est pour cela que je n'aime pas être malade. Je dois mourir de respiration. Volontairement, presque. Je ne mourrai qu'avec la respiration. Sinon je trahis la mort et la mort me trahit aussi.

C'est le cinéma qui m'a choisi. Parce que je voulais toujours, toujours refaire Le Train Sifflera Trois Fois. Peut-être que si je n'avais pas vu ce film je n'aurais pas fait de cinéma. J'aurais écrit, peut-être. Pourquoi Le Train Sifflera Trois Fois ? Parce que j'avais entendu : "si toi aussi tu m'abandonnes..." En fait, c'est la solitude qui caractérise ma vie. Malgré moi. Dans Touki Bouki, c'est des hommes seuls. Badou boy, c'est des gamins seuls. Contrat city, c'est une ville seule. Les Hyènes, c'est un homme seul. Qui meurt en respiration, la cigarette au bec.

 

 

SN - Je déteste la photographie.

 

DDM - Je déteste la photographie mais j'ai toujours voulu que mon frère soit photographe. J'aime que d'autres en fassent, mais je suis tellement ambitieux que cela ne me convient pas. La photo c'est une mort. Un instant figé. Quand tu fais une photo, tu ne referas plus jamais la même parce que le temps aura passé. Quand tu sais que c'est un mouvement qui dure pour des générations... Une photo ça jaunit. J'ai du respect pour les musiciens parce que quand ils sont malades il n'y a plus de musique. Ce sont les seuls artistes pour lesquels, en fait, j'ai un absolu respect. Le cinéma est un peu lâche, parce que ce que je dis pour la photo pourrait être valable pour le cinéma.

 

 

SN - Image, où es-tu ?

 

DDM - L'image n'a pas de rôle. L'image reçoit des ordres. Une image en elle-même dans le cinéma n'existe que quand tu lui donnes un ordre. Mais il faut accompagner cet ordre. Il faut lui dire : " bon, image, où es-tu ? ", elle te dit : " je suis là ", et tu lui dis : " va me faire ça ". Et elle le fait si tu lui en donnes l'ordre correctement et poliment.

La seule création qui appartienne à Dieu et qui soit accessible à l'homme est de créer le vent. T'es-tu jamais posé la question de savoir où va le vent ? Moi je n'ai jamais arrêté de me la poser. Le destin de l'image, le destin du vent, le destin d'un homme, le destin d'un souffle, le destin d'un sentiment, le destin d'une cause, c'est là où va le vent. C'est un acte grave que de montrer des hommes en mouvement et il ne faut pas se tromper.

 

 

SN - Il faut être mal éduqué pour mourir mauvais.

 

DDM - Il y a une vieille chanson dioula qui dit : là où je suis en train de parler de toi, tu ne seras jamais vilain. Quand tu mets les hommes en mouvement c'est un acte grave parce que tu ne dois pas les montrer vilains. Parce que l'homme est corrigible. Corrigible, parce que de toute manière ils ont le même linceul. Quand je dis l'homme, je parle aussi des oiseaux, de la nature, de tout ce qui vit... selon un idéal de beauté, c'est-à-dire de belle fin. Comme ce dernier soupir dont je parlais tout à l'heure. Il faut être mal éduqué pour mourir mauvais. Le rôle de mon image c'est d'accompagner le vent. Je suis le vent. La photo, pour moi, c'est comme un foetus non abouti. Je suis nul pour tout ce qui n'est pas abouti. Dieu veuille que je ne fasse jamais de films qui jaunissent. Que vive le vent donc que vive la mort. Le vent aboutit. Aboutir, c'est mourir. C'est pour cela que je n'aurais jamais fini. Sinon j'aurais abouti. Avoir du pouvoir sur la vie est fou. Le cinéaste n'a pas de pouvoir sur sa propre vie. Si c'est un pouvoir que de montrer la vie au cinéma, je ne dédaigne pas ce pouvoir là. Mais c'est un pouvoir qui appartient au vent.

 

 

SN - Et que le vent demeure.

 

DDM - Je respecte le cinéma dans la mesure où c'est un acte social. Acte social dans le sens où pour de nombreuses générations des films existeront. C'est un don. Je ne dédaigne pas cet aspect de la chose. C'est pourquoi je suis totalement frustré de n'avoir pas eu plus de Train Sifflera Trois Fois dans mon enfance. C'est pour ça que je veux en faire. Je suis en train de faire un western. Gary Cooper même en rougirait un peu. S'il y a une chose que je déteste, c'est quand je mens. Quand je suis pris en flagrant délit de mensonge. Pourtant, je suis un manipulateur professionnel."

 

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entretien de Djibril Diop Mambety par Simon Njami

publié dans le magazine Revue Noire RN03, Photographie africaine, décembre 1991

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