Orlando PATTERSON – Jamaïque

Orlando Patterson, Jamaica, écrivain

  

Orlando Patterson est né en Jamaïque. Il a fait ses études à Kingston et à la London School of Economics. Il est professeur de sociologie à Harvard.

  

Publications : 'The Children of Sisyphus' (novel 1965) ; 'An Absence of Ruins' (novel 1967) ; 'The Sociology of Slavery' 1967 ; 'An Analysis of the Origins, Development and Structure of Negro Slave Society in Jamaica' 1968 ; 'Die the Long Day' (novel 1972) ; 'Ethnic Chauvinism: The Reactionary Impulse' 1977 ; 'Slavery and Social Death' 1982 ; 'Freedom in the Making of Western Culture' 1991 (renamed 'Freedom, Vol. 1: Freedom in the Making of Western Culture ' winner of National Book Award 1991 ; 'Rituals of Blood: Consequences of Slavery in Two American Centuries' 1999 ; 'Freedom: Freedom in the Modern World' 2006 ; 'The Cultural Matrix: Understanding Black Youth' (with Ethan Fosse). 2015

***

  
  

  

Les enfants de Sisyphus

  

[extrait publié dans le Magazine Revue Noire 06 et 09 de septembre 1992 et juin 1993,

extrait du roman 'The Children of Sisyphus', texte original en anglais traduit de l'anglais par Christiane Fioupou]

  

  

Cyrus descendit de la barque et prit pied sur le rivage sombre et vaseux. La journée avait été mauvaise. Pourtant ce qui se lisait sur son visage était la fatigue plus que la déception. Et il était bien trop habitué aux mauvaises journées pour que cela l’inquiète. Il allait rentrer à la cahute et manger le repas que sa femme lui avait préparé. Peut-être s’il en avait l’envie, ou l’énergie, la prendrait-il avant que les marins ne le fassent à leur tour. Oh, Ras, Dieu Tout-Puissant, quelle douleur de penser que sa femme se prostituait pour l’aider à subvenir à ses besoins. Que faire ? Ainsi le voulait la prophétie. Ils étaient les enfants d’Israël et leur souffrance résultait des crimes de leurs ancêtres. Mais viendrait bientôt le jour du départ. Le saint Empereur avait déjà envoyé son prophète pour les guider loin de cette terre d’esclavage. Ce n’était plus qu’une question de temps.

  

Mais avant que ce moment n’arrive, c’était souffrance sur souffrance.

  

Damnation et injustice, dans les griffes des seigneurs blancs et de leurs laquais bruns. Ils auraient à souffrir dans les griffes de Babylone, et ce serait un péché que d’essayer de s’y soustraire. Ce serait un sacrilège aux yeux du Dieu Ras Tafari, qui avait sûrement eu de bonnes raisons de les punir. Ainsi, lorsqu’il laissait sa femme suivre les sentiers de l’infamie et les chemins de la prostitution, il faisait ce qu’il fallait. Il serait peut-être même récompensé en Ethiopie pour son repentir et sa soumission. Mais, oh, Sélassié. Oh, Saint Empereur. Toi tu ouvres la marche contre l’ennemi, terrible a été la souffrance, terrible est Ta colère.

  

Il aida ses compagnons à sortir les filets et se dirigea vers sa cahute. Au moment où il passait devant une de ces baraques précaires et crasseuses qui ne tiennent debout que grâce à un poteau planté de chaque côté - où flottait le drapeau éthiopien rouge, vert et or -, un bruit de pièces attira son attention. Grippe-Fric, était en train de compter l’argent qu’il avait réussi à gratter ce jour-là. Il avait dû en récolter beaucoup : Cyrus se rappelait l’avoir vu, le matin, déguisé en vieil estropié.

  

« Paix et amour à toi, mon Frère », lui dit Cyrus, passant la tête par la petite porte oblongue. « T’as gratté combien aujourd’hui ? »

  

« Amour à toi, mon Frère, mais le Seigneur dit, oh oui il dit, occupe-toi de tes affaires et tes affaires s’occuperont bien de toi », répliqua-t-il sèchement.

Grippe-Fric ne plaisantait jamais, même avec ses meilleurs amis, dès qu’il était question de son argent. Jamais il ne partageait avec ses Frères ce qu’il gagnait et beaucoup désespéraient de lui, disant qu’il était bien trop pingre et bien trop égoïste pour être un vrai Rasta. Mais Grippe-Fric, ou comme certains préféraient l’appeler. « Juif-à-sa-Façon », se justifiait toujours en jurant que s’il économisait, c’était pour payer son passage pour l’Ethiopie. Lui, il ne faisait pas comme les autres adeptes, qui plaçaient tous leurs espoirs dans la délégation, car la méchanceté des Blancs était telle qu’ils feraient tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher la délégation d’arriver à ses fins. Impossible de trouver raison plus louable pour excuser son avarice mais nombreux étaient pourtant les Rastas qui n’étaient toujours pas convaincus de sa sincérité.

  

Cyrus rit et s’éloigna. Grippe-Fric restait son ami malgré tout ce que l’on pouvait raconter sur lui. Il atteignît sa cahute et se précipita à l’intérieur car il commençait à avoir faim. Personne. Il regarda en direction de la boîte, dans le coin, où Dinah avait l’habitude de lui laisser son repas quand elle devait partir avant son retour. Rien. Bizarre : il était pourtant sûr et certain qu’elle avait un peu d’argent quand il était parti ce matin.

  

Il sortit en colère et observa, posées sur le sol à côté de la cahute, les trois pierres noircies qui servaient de foyer pour la cuisine. Les cendres étaient froides et, à l’évidence, on n’avait pas fait de feu ce jour-là. Il aperçut son fils qui se promenait un peu plus loin avec d’autres gamins et il l’appela.

  

– Nicolas, elle est où ta mère ?

– J’sais pas. Je jouais, là-bas, au terrain. Quand j’suis rentré, elle était partie.

– Elle t’a pas dit où elle partait ?

– Non. Et ça a l’air qu’elle est partie pour de bon. Elle a embarqué ses habits et tout le reste.

– Quoi ! Cyrus fonça à l’intérieur pour voir si son fils avait dit vrai, avant de se ruer à nouveau dehors. Son visage se crispa, comme hébété de douleur. Le feu luisait dans ses yeux brun foncé. Il se tirait la barbe ; il jurait au nom du Saint Empereur au point que même Frère Nathaniel fut tiré de son sommeil du soir.

– Mais bon dieu ! Ras Tafari ! Babylone est déchaînée ! hurla-t-il, se ruant vers la cahute de Marie.

  

Il vociférait : « Où est partie Dinah ? Où est partie Dinah ? »

– Chut ! T’es en train de réveiller mon bébé, t’es en train de réveiller mon petit ange, dit-elle.

– Ton bébé ? De quel fichu bébé tu parles ? Dis-moi, femme, et dis-moi vite avant que ma colère t’écrase, ma femme, où elle est partie, où elle est Dinah ?

– Mais pour moi, c’est encore un bébé. Même quand elle grandit, c’est toujours mon bébé, mon...

– Oh, ta fente, la femme ! Et que ton âme puante soit anéantie et damnée en enfer ! Ne m’oblige pas à tordre ton sale cou et dis-moi où elle est ma femme !

– Mais qu'est-ce que je sais, moi ? C’est toi qui me dis que Dinah est pas là, j’en savais rien, moi. Alors, je suis pas dedans. Seigneur ! mais regarde ce que t’as fait. Elle courut vers le lit et prit la petite fille dans ses bras.

– Mon bébé, mon bébé, tu peux même pas dormir ! Allez, dors, ma jolie, dors, mon bébé.

  

Il savait qu’il était inutile de vouloir discuter avec Marie et il fonça vers la carcasse de la Ford 1939 où habitait Rachel. La vieille femme était en train de se faire griller un morceau de morue pour le repas du soir. Il prit brutalement par le bras et la fit tourner sur elle-même. Elle hurla de douleur et dégagea sa main.

– Eh ! Ca va pas tes fesses ? T’as bu de la pisse de chatte folle ou quoi ?

– Où elle est ? Où elle est partie ? Ne me dis pas que tu sais pas ou je te le tords, ton sale cou.

– Tords-le ! Mais tords-le donc ! le défia-t-elle avec impudence.
– Y’a longtemps que j’attends que quelqu’un fasse ça pour moi.

  

Cyrus la lâcha mais il continuait à la fixer d’un air menaçant.

– Tu veux pas me dire où elle est, espèce de vieille truie, tu veux pas me dire.

  

Rachel le fixa avec ses petits yeux de fouine puis son regard s’adoucit, chargé maintenant d’une sorte de pitié condescendante. De la pitié qu’elle seule pensait-elle, avait le droit d’avoir.

– Désolée, Cyrus, j’sais pas où elle est. Mais t’inquiète pas, elle reviendra. Elle reviendra.

  

Rempli d’amertume, il se retourna vivement pour faire face à la petite foule que ses cris avaient attirée. C’était pour la plupart des femmes et leurs enfants, loqueteux et à moitié nus, qui le fixaient avec nonchalance.

– Vous êtes tous des menteurs ! Vous savez où elle est ! Mais un jour, Babylone s’effondrera... Je vais la retrouver. Et quand je l’aurai retrouvée, comme y’a un dieu noir, je vais la tuer. Je vais la massacrer et lui apprendre, moi, où elle doit être, la femme. Je vais lui apprendre, moi qu’il faut pas suivre les chemins de Babylone.

– Ah, mon Frère, gloire à Dieu. Eh, c’est comme si Babylone, elle sème la peste dans la tête de nos femmes. Et nos femmes, c’est comme si elles nous quittent l’une après l’autre, pour la terre de Babylone.

  

C’était Crocus, un petit homme trapu qui, même s’il n’était pas encore vraiment rasta, était un solide sympathisant. il avait des yeux noirs malicieux, constamment humides et brillants. Comme il s’approchait de Cyrus, se balançant sur ses jambes arquées, il pensait qu’il était on ne peut mieux placé pour le comprendre dans la mesure où Mabel, sa propre femme, l’avait quitté il n’y avait pas si longtemps. A quelques mètres de Cyrus, il tendit la main solennellement vers l’est et cria :

  

– Le Dieu noir, notre dieu à nous, les vrais Enfants d’Israël, descendants du Roi noir Salomon et de la Reine noire de Saba, il brûleront les chiens et les traîtres bruns parce qu’ils polluent nos femmes avec leurs coutumes de malheur.

  

– Où elle est ? Pourquoi elle est partie ? Elle sait pas que sa place est ici, en attendant que le jour du retour arrive, s’adjurait-il à haute voix.

– C’est une conspiration ! Les Blancs, c’est eux qui conspirent contre nous, et contre nos femmes. Ils savent bien qu’il est proche, le jour où on quittera cet enfer, cette terre d’esclavage. Ils savent bien qu’ils peuvent rien faire pour nous arrêter, alors ils veulent nous tuer avant notre départ. D’abord ils nous disent, faut contrôler les naissances, et toutes les autres foutaises qu’il faut faire si on veut améliorer notre sort. Et quand on découvre leur magouille, ils essaient une nouvelle machination sur nous. Ils essaient de faire que nos femmes, elle se séparent de nous. C’est un complot, ce contrôle des naissances et toutes ces autres combines, c’est un complot pour tuer la race noire !

  

– Faut que j’la retrouve, Crocus. Le jour du départ est proche. Ceux de la délégation, ils vont bientôt écrire, pour donner la date. J’voulais tant l’emmener en Ethiopie avec moi, ma femme, en vraie reine. Où elle est ? Où elle est partie ?

  

À nouveau, il se remit à bouillir de colère. Il allait la retrouver. Tout de suite-tout de suite. Il s’achemina vers la cahute et mit son pantalon de treillis noir et sa chemise verte, or et rouge. Il ramassa son bâton et précipita dehors. Il se dirigeait vers l’Allée Marcus Garvey lorsqu’il entendit une voix sonore et péremptoire appeler son nom.

Il se retourna sur-le-champ. Pendant un long moment, il fixa la silhouette qui se tenait devant la porte. Sa colère s’évanouit. En se détendant, les traits de son visage exprimait presque de la docilité.

– De quoi souffres-tu, mon Frère, de quoi souffres-tu ? La dépravation de Babylone t’a-t-elle infecté ? Le ton de Frère Salomon était calme et égal.

  

Cyrus se mit vivement en garde-à-vous. Il pointa l’index, fit remonter cérémonieusement son avant-bras et posa le bord de sa paume sur le côté droit de sa poitrine.

– Amour et paix, gloire à Dieu, Frère Salomon. 

  

Il y eut un long regard perçant. Frère Salomon réfléchissait. Il avait toujours l’air de réfléchir.

– Entre donc, que je te donne quelques conseils de sagesse, mon Frère. Tu sembles en avoir besoin.

  

Cyrus eut du mal à le croire. Il allait à nouveau pénétrer dans cette pièce. Cette pièce étrange et mystérieuse qui portait en elle toute la connaissance du monde. D’un pas hésitant, il avança lentement vers la porte, il avança sur la petite marche, la seule du Dungle, puisque la cahute de Frère Salomon était la seule à avoir un plancher. Puis, avec une profonde déférence, la tête instinctivement courbée, il entra. Il ferma la porte derrière lui.

  

La pièce était propre et bien rangée. Il y avait un grand lit recouvert d’un drap propre à ramages. Au-dessus, un costume noir et une chemise blanche, bien amidonnée et repassée, étaient suspendus sur un cintre. Il y avait une chaise dans un coin et une table dans l’autre. Sur la table était posé un grand cadre avec la photo du Saint Empereur. Sous la photo, étaient inscrits les mots habituels que Cyrus, même s’il ne savait pas lire, était capable d’identifier comme signifiant Le Prince de la Paix. Dans un autre coin se trouvait un long mât sur lequel était accroché le drapeau éthiopien.

  

Juste au dessous de la fenêtre, qui donnait sur sa propre cahute, Cyrus aperçut une autre table : ses trois pieds étaient longs et minces et sur elle était posée une lampe de forme bizarre. Autour de la lampe il y avait trois bougies : une rouge une or et l’autre verte. Devant elles se trouvait un drôle de récipient qui contenait une substance calcinée et brunâtre.

Mais c’étaient les inscriptions sur le mur qui intéressaient particulièrement Cyrus. Mystérieux gribouillis. Si au moins il savait lire, il serait plus sage en quittant cette pièce. Si au moins il savait lire. Soudain il entendit Frère Salomon.

  

– N’oublions-pas le rite sacré, Frère Cyrus.

  

Cyrus se remit au garde-à-vous, plaçant son bras dans la position rituelle. Tous deux répètent la version rasta de l’hymne national éthiopien :

Éthiopie, terre des ancêtres,

Terre où tous les dieux aiment à être :

Comme les vives abeilles rentrant à la ruche

Tes enfants se rassemblent pour toi

Avec, flottant sur nous, notre rouge, or et vert

Et l’Empereur pour nous protéger du mal,

Et devant nous notre Dieu et notre Père,

Nous t’acclamons avec cris et chansons.

  

Orlando Patterson

extrait du roman 'The children of Sisyphus', Longman Publisher, Londres 1982

.

.

***

.