Caya Makhélé est né au Congo-Brazzaville en 1954 et vit à Paris depuis 1985 . Auteur et metteur en scène de théâtre, il a créé sa compagnie en 1981 et monté lui-même certaines de ses oeuvres qui ont été jouées à Brazzaville, Kinshasa et Paris : ’Sa majesté le vent’, ’Le boxeur’, ’La fable du cloître des cimetières’. Caya Makhélé est également l'auteur de deux romans : ’L'homme au landau’ et ’Le voyage inattendu’ (Éditions L'Harmattan), et d'un roman pour les enfants, ’Une vie d’éléphants' (Edicef-Hachette).
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Canis Familiaris
[publié dans RN 04 en mars 1992, texte inédit original en français]
Ici, il est question d’un dieu banni, devenu diable ambulant.
Les dieux aussi ont leur engeance.
Ici, continue la métamorphose de Makiadi.
– Un étal sur une place de marché. Pas loin quelques planches jonchant le sol.
Ogba – En transe
Un caniche nain gris et vous avez, belle dame, une robe qui regarde le ciel !
Le caniche, c’est pour une estouffade. Un de mes plats de prédilection. Faire mariner le caniche selon son degré de patience dans un vin de palme assaisonné de piment, de laurier, de quelques clous de girofle, de petits oignons, de sel et d’un litre d’huile d’arachide. Le jour de la grande cuisson, faire revenir son caniche avec du lard coupé en triangle, passer la marinade, mettre la viande dans un toupin en terre, laisser mijoter à l’étouffée ; là aussi, le temps que peut durer votre patience. Avant la fin de la cuisson, faire une sauce liante avec du sang de poulet ou de tortue. Mon bon monsieur, pour vous, deux briards noirs et vous repartez avec autant de mauvais tours que désirer ! Je suis Ogba, le dieu-diable. Aujourd’hui je suis là, demain je n’y suis plus. Ne laissez pas passer votre chance. J’ai neuf cent quatre-vingt dix mille objets qui vous transporteront dans des mondes que vous ne soupçonnez pas. Vous avez un chagrin, je suis docteur des chagrins, comme j’ai été docteur des montres, docteur des chaussures, docteur de la sape, docteur des problèmes en tout genre. N’hésitez pas à venir me consulter, j’ai la solution de tous vos problèmes. Regarder, rien que pour votre bien, de la poudre d’estomac de chameau, des liqueurs au venin de scorpion et de crottes de cafards, des baumes à la bave de grenouille, à l’eau bénite, au sperme de lilliputien, des fioles sans âge. Venez, n’hésitez pas ! Ce pays serait-il désert ?
Je suis Ogba, dieu-diable. Aujourd'hui charitable, demain redoutable, choisissez votre jour. Amadouez-moi avec quelques chiens : yorkshire mâle, basset femelle avec vaccin et tatouage, lévrier, bouledogue, briard, fox-terrier, boxer, doberman avec ou sans pedigree, même des teckels cette sale et méchante race selon saint Antoine, et n’oubliez pas les chiens batékés. Ogba est un glouton qui rote, qui louche, qui boîte, qui lorgne, qui bave, qui pète.
Ogba est Ogba !
– Entre Makiadi
Ogba sait ce que vous cherchez. Un masque. J’ai ici les masques de toutes les couleurs. Vous voulez devenir blanc, noir, jaune, rouge, albinos, mulâtre, j’ai le masque qu’il vous faut. Des masques de joie, de peine, d’hypocrisie, de haine, de dépit, de désespoir, de dédain, de fatigue, de repos. Un masque sur soi et hop ! En un tour, vous voilà transformé.
Makiadi
Non merci, je ne veux pas de masque.
Ogba
Et pourtant un petit masque de joie vous illuminerait le visage.
Makiadi
Désolé, j’ai le visage qu’il me faut. Un visage de défaite. Un visage d’abandon, de résignation.
Ogba
Dans ce cas, il vous faut un visage de haine. Vous aurez une haine tenace pour toute espèce.
Makiadi
Je ne saurais avoir un visage de haine, quelqu’un me l’interdit.
Ogba
Qui ?
Makiadi
Une femme.
Ogba
Vous l’aimez et vous cherchez à l’oublier, c’est çà ? Elle vous mange la tête et vous ne savez où la trouver. Elle trotte en vous comme un cheval égaré et vous entendez ses hennissements dans votre ventre. Vous êtes amoureux d’une morte. La laisse par laquelle elle vous tient, traverse les limbes d’un univers que je connais fort bien.
Makiadi
Vous dites juste.
Ogba
Ogba ne peut dire faux. Ogba a des yeux partout. Des yeux pour la nuit, des yeux pour le jour. Des yeux pour voir à travers, en long et en large. Je soigne ma vue avec des yeux de chats. Je n’aime pas la chair de chat. Alors, des chats je ne mange que les yeux. Je suis docteur des soucis et me mets à votre disposition, noble étranger.
Makiadi
Pouvez-vous me dire comment retrouver et sauver ma bien-aimée ?
Ogba
De combien de chiens disposez-vous ? Je ne veux plus d’yeux de chats. J’en ai eu une indigestion pas plus tard que cette nuit. Combien ?
Makiadi
Aucun.
Ogba
Ce pays me désole. Plus un seul chien. Dire qu’il fut une époque où vous ne pouviez plus sortir, parce que vos trottoirs étaient jonchés de déjections canines ! C’était la belle saison. Ogba arrivait, Ogba c’est moi, nous sommes Ogba de génération en génération, ainsi en fait, il n’y a qu’un seul Ogba qui traverse les siècles. À cette époque donc, il me suffisait de tendre la main pour attraper autant de canis familiaris que mon estomac souhaitait. D’autres temps, d’autres faims.
Makiadi
Vous ne mangez que des chiens ? Vous ne trouvez pas cela dégoûtant ?
Ogba
Avez-vous déjà entendu parlez de l’éducation ? Par exemple de l’éducation sentimentale, vestimentaire ou morale. Dans mon cas, il s’agit d’éducation gastronomique. J’ai appris à manger des chiens, je les trouve bons à mastiquer, ils fondent l’identité de mon estomac. Ne pensez-vous pas que nous vivons le siècle des identités ?
Makiadi
Est-ce une raison ?
Ogba
Que savez-vous du gigot d’épagneul à l’étouffée, de la manière dont il faut laisser reposer le gigot pendant deux jours pleins, le désosser jusqu’à la moitié du manche, l’orner intérieurement de deux bardes de lard, le ficeler sans oublier de le piquer de gousses d’ail crues ? Il faut savoir préparer la cocotte en y mettant de l’huile de palme. Il suffira d’y ajouter le gigot d’épagneul, couvrir hermétiquement et mettre à four chaud. Attendre, pas longtemps car l’odeur de la cuisson vous appelle bien vite. Il ne vous restera plus qu’à sortir, l’arroser d’un peu d’eau. Ainsi, il cuira jusqu’au cœur et sera paré d’une peau croustillante et délicieuse.
Makiadi
Vous savez, je disais ça pour parler. Il y a bien des gens qui mangent des chenilles ou des escargots. En fait je suis tolérant. Seulement je n’ai pas de chien à vous offrir.
Ogba
Qu’importe ! Vous m’êtes très sympathique. Je vais vous donner la recette du steack tartare de berger allemand... Non, c’est bien trop simple à réaliser, on devine de suite ce qu’il faut faire. Tenez, plutôt celle de la tête de bouledogue à la sauce graine.
Makiadi
Gardez-donc votre recette pour vous, donnez-moi plutôt un autre visage et allez-vous en.
Ogba
N’ayez crainte, je vais de ce pas vous changer gratuitement de visage.
– Il farfouille dans son bazar, sort un masque après l’autre.
Non, pas celui-ci, il est trop étroit. Celui-là non plus, non ...Non... Non…
Décidément il n’y a rien qui puisse allez sur vous. Voyons... Voyons ! Qu’avons-nous là ? Un trousseau ! Ogba, dieu-diable, a trouvé un trousseau de moine pour son ami sans nom. Voici qui fera votre affaire.
– Il lui offre un costume de moine.
C’est le masque du corps qu’il vous faut changer. Tenez ! Habillez-vous !
Makiadi
Vous n’y pensez pas, ces choses-là sont sacrées !
Ogba
Puisque je suis dieu-diable et que je vous en garantis la placidité. N’hésitez pas trop longtemps, votre chance est peut-être en train de passer en courant.
Makiadi
Si vous pensez que cela m’aiderait à retrouver ma bien-aimée.
Il s’habille. Des cloches sonnent et on entend un chant religieux.
Ogba
Vous entendez comme ce costume vous accepte ? Croyez en mon expérience diabolique, vous n’êtes plus loin de cette femme que vous nommez bien-aimée.
Makiadi
Si vous pouviez dire vrai !
Ogba
Tenez, en prime je vous bâtis un confessionnal.
Il confectionne à la hâte avec un tas de planches deux sièges, les dispose l’un en face de l’autre.
Voilà, c’est un confessionnal de pays pauvre, mais il est efficace.
Il emballe ses affaires et sort.
À bientôt !
Caya Makhélé
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