Abdourahman Wabéri est né à Djibouti en 1965. Auteur de nouvelles et de romans, il a publié une nouvelle dans la revue Le Serpent à Plumes : ’La galerie des fous’ . Il est actuellement professeur de littérature francophone à la George Washington University. Depuis ’Le Pays sans ombre’ (1994), trilogie consacrée à son pays d’origine,puis ’Transit’ (Gallimard 2003), jusqu’à ’Aux États-Unis d’Afrique’ et ’Passage des Larmes’ (Lattès, 2006-2009), son œuvre romanesque est traduite dans une douzaine de langues.
***
Son-Mêlé
[publié dans RN 04 en mars 1992, texte original inédit en français]
“Comme de longs échos qui de loin se confondent”.
Charles Baudelaire
Nous sommes des funambules sur le fil de l’Ailleurs, nos rêves s’orientent au lointain. Nous avons l’ouïe fine du lycaon. Et des mots magiques résonnent comme des antiennes dans nos oreilles : CANADA-ÉTATS UNIS-AUSTRALIE-AMÉRIQUE-EUROPE-HOLLANDE-SUISSE-SCANDINAVIE-USA… Ce fil sonore, tout échos, nous tient en vie. CA-NA-DA-CA-NA-DA-CA-NA-DA-CA-NA-DA… Pourquoi nous plaindre nous autres ombres, sombres zombis nyctalopes alors que nos responsables, porte-étendards et phares de la Nation, se sont enfuis avec rien moins que la caisse de l’État ?
Les plus instruits d’entre nous, ceux qui parlent difficilement un sabir des plus obscurs, nous apportent chaque jour nouveau des mots neufs, riches en sonorités, des mots qui descendent de la cascade du Souffle, des mots qui claquent comme un fouet en cuir et qui vous redonnent des forces seulement dignes d’un alcool fort. Ces jours-ci, notre fil s’est considérablement chargé de significations inconnues de nous jusqu’alors. Nous le devons à un ami zombi – installé là-bas depuis peu – qui s’est donné la peine de nous envoyer (par téléphone) des échos enivrants pour nous mettre en appétit. Oh, nous sommes incapables de puiser un rien de réconfort dans notre vie réelle. Mais à présent, nous avons des précieuses étrennes, des cadeaux appréciables qu’on ne saurait trouver même dans le tréfonds de l’imaginaire de notre peuple damné : QUEBEC et ONTARIO, ACADIE et MANITOBA entre autres lieux. Ce sont là les délices les plus mémorables qu’on puisse vous offrir en cette saison d’agonie.
***
Rien à l’horizon, rien derrière nous : nous sommes les enfants du Néant. Nos muscles sont complètement anesthésiés, notre jeune raison s’est réfugiée dans les coins les plus reculés de nos orteils, notre sang s’est solidifié ou évaporé sous le soleil de cette saison funeste. Nous sommes des funambules sur le fil de l’Ailleurs. Notre monde est en déliquescence avancée et dégage des gaz délétères.
Nous aussi cherchons, en vain, le lieu et la formule.
***
Seuls la mosquée et le micro du Parti ont le droit (convoité) de déverser sur les morts-nés, les sourds-muets, les faquirs au chômage, les veuves des opposants et les autres agonisants en hibernation forcée des litanies comme celle-ci :
– “Votre monde n’est pas Ici, votre monde c’est le grand Ailleurs !”.
Nous les prenions au mot. Forcément.
Avec le flair et la clairvoyance qu’on lui connaît, le-zombi-installé-là-bas-depuis-peu nous a téléphoné justement le jour de l’Aïd où tout le quartier était triste comme un matin de grand soleil ; les enfants ne viennent plus au monde ce jour-là tellement l’air est asphyxiant et travesti. Mais ce jour-là précisément notre bonheur fut incommensurable ; sûrement que nous étions plus heureux que le jour de l’Indépendance, un vulgaire jour torride de juin où la joie foudroya vingt vieillards au cœur faible et où vingt béliers furent renversés par des véhicules verts et blancs sortis on ne sait d’où. Insouciance et imprudence. Prélude des malheurs à venir – peut-être. Ce jour-là donc notre bonheur fut démesuré lorsque nous entendîmes à travers le fil grinçant du téléphone cette résonance inédite, jusqu’ici inconnue de nous, insoupçonnable. Elle était vibrante, enivrante, richissime. Aussitôt nos espoirs sonnèrent de partout en douceur. En harmonie ou presque. Puis avec une certaine violence. Et notre horizon s’est décanté un tantinet quand nous ouïmes cette cascade continuer.
– “Qu’est-ce qu’elle dit la voix richissime ?”.
– “Attends ! Reprends doucettement ; oui nous sommes tous là suspendus au fil de l’Espoir, oui nous sommes là, articule bien, c’est bon, continue…”
Un tonnerre assourdissant s’abattit sur le taudis ; la cascade, le decrescendo de la voix métallique se répercuta sur les cloisons en zinc et les toits d’aluminium. Dans nos tympans les échos du buccinateur au téléphone se multiplièrent, se fragmentèrent à tel point que nos autres sens restèrent comme démobilisés. Nous devînmes tout oreilles. Le zombi avait beau raccrocher, nos oreilles demeurèrent sourdes quelques instants. Le temps d’un frisson.
Rien que l’ouïe. Tous nos autres sens se mirent en grève. Qu’importe. Nous apprîmes avec la complicité du téléphone et la bonne volonté du zombi nouvellement exilé un son tout nouveau, des mots neufs comme des sous, rutilants, ainsi qu’un morceau de l’Ailleurs que nous nous appropriâmes tout de go. Donc un nouvel espoir était né ; le jour commençait à poindre. Et les poules à pondre. Ce n’était encore qu’un bourgeonnement, l’efflorescence tarderait sans doute. Mais qu’importe nous savions que notre zombi, hier avec nous, était aujourd’hui là-bas. Sur un îlot vert bouteille, une voile immaculée gonflée par les vents le transporte au-dessus d’une mer ultramarine aux reflets d’or et d’ivoire (nous a-t-il dit) alors que nous voguions sur des dunes gris cendreux qui fatiguent et les yeux et les jambes.
***
Quand revint le silence, le calme et l’inouïe pureté de la rosée de minuit, un des zombis au faciès de marbre demanda :
– “Ce nouveau mot, ce nom inouï qu’il a dit c’est quoi ?”.
Nous nous ruâmes sur lui comme pour l’écraser, déverser en chorus sur lui notre volume de bile aigre quotidien. Nous le rendîmes paralysé par nos cris pour le moins agressifs qui en disaient long sur notre impuissance atavique. Le chef des zombis, un instituteur depuis toujours à la rue, lui cracha en pleine figure, puis sans autre forme de procès, sectionna le lobe de l’oreille gauche du masque de marbre pour le marquer à vie.
– “Il est dans le SAS-KAT-CHE-WAN, SAS-KAT-CHE-WAN retiens ce nom pour toujours sinon gare à l’autre oreille, pauvre quidam !”.
Le nom, il est vrai, avait pour nous une substance particulièrement juteuse. Nous l’adoptâmes. Nous le retournâmes dans nos bouches jusqu’à nous user les mâchoires, à ne plus drainer de la salive, jusqu’à l’étouffement. Enfin nous étions riches ; nous possédions une musique toutes ruisselante dans nos gibecières, musique qui nous égayait les coins les plus déserts de la léproserie et que personne – pas même les timoniers du parti – ne pouvait nous confisquer. Nous acquîmes un nom de plus, nous nous attribuâmes une terre vierge, un monde nouveau. Mais alors quel nom ! Quelle richesse ! Quelle appropriation !
Vraiment tout un univers. Nous reprîmes tous en chœur pour l’appendre par cœur, l’occuper définitivement :
“SAS-KAT-CHE-WAN-SAS-KAT-CHE-WAN-SAS-KAT-CHE-WAN-SAS-KAT-CHE-WAN-SAS-KAT-CHE …”.
Et une dernière fois depuis le début :
“CA-NA-DA-AUS-TRA-LIE-ON-TA-RIO-USA-QUE-BEC-SAS-KAT-CHE-WAN-CA-NA-DA-AUS-TRA …”
Abdourahman A. Wabéri, novembre 1990
***
Estampes
[publié dans RN 04 en mars 1992, texte inédit original en français]
1.
entre pierraille
et souverain
soleil
toute eau bue
toute plainte tue
depuis l’aube
le temps
demeure ce pays :
plaie ouverte
sur l’Afrique.
2.
une géologie torturée
visible à
vol d’oiseau
sous chaque pas
une peau desquamée
pas de nuages
cendreux
pas encore.
3.
fanfaronne
Ardoukoba*
depuis qu’il a
réveillé
les hommes,
étaient-ils
trop impassibles
à son goût ?
4.
que le Prophète
eût à bénir
le pays des Habash**
- fût-ce en souvenir
de Bilal ? -
n’explique pas
l’affliction
de ma rive.
5.
le troupeau
y est
plus maigre
qu’ailleurs
les hommes aussi
d’ailleurs.
6.
un port
une ville
garnison
une simple
voie ferrée
un contrefort
qu’on disait riche
à l’arrière.
7.
à république
miniature
écriture
économique.
Abdourahman A. Wabéri, 14 avril 1991
* Volcan dans la République de Djibouti
** Éthiopie
***